– (…) et c’est ainsi qu’il a fini par s’imposer à nous. Lui et ses blagues tellement peu drôles qu’elles en devenaient drôles. On l’avait surnommé « Le champion du monde de la blague qui ne fait pas rire » et c’est le souvenir que l’on gardera toujours de lui.
Un tonnerre d’applaudissements retentit dans la salle après ce nouveau speech. Et comme c’était le cas depuis le début de la cérémonie, une autre personne s’apprêtait à prendre la parole. Elle montait les marches.
Quelques secondes plus tard, à peine, l’autre était debout, là, las, devant tous. Mais il était derrière le pupitre surtout. Micro face à lui, il donnait l’air de faire la grimace. C’était peut-être son air naturel, toujours un air moqueur sur sa face… C’était certainement ce qui lui permettait de tenir, de se tenir devant eux. Il donnait aussi l’air de réclamer du silence, un silence qui s’était finalement installé de lui-même après le petit murmure généralisé qu’il provoqua quand il entrait en scène…
– « J’aimerais vous raconter une histoire… »
Les dernières poches de murmures finirent par s’éteindre. Dans l’assemblée, on gardait un air attentif. On le regardait fixement, toutes les personnes présentes semblaient vraiment curieuses d’entendre son hommage.
« Je suis Roger Kobenan. Présentation faite pour tous ceux qui ne me connaissent pas et vous devez être très nombreux. Je pense. »
Un petit murmure se leva encore dans l’assemblée après cette introduction. On se regardait de nouveau. Quelques personnes interrogeaient leur voisin avec la même question au bout de toutes les lèvres: « tu le connais? »
Il restait silencieux en attendant que le calme se réinstalle. Le visage impassible mais fermement dirigé vers la foule comme pour dire: « taisez-vous » sans mot dire.
– « J’aimerais vous parler d’amour. »
Il marqua une pause
« On pourrait penser à l’amour de Dieu puisqu’on est dans une église. Ou de l’amour ou l’amitié que vous avez tous pour ce défunt vieux d’un an? Je voudrais vous parler de mon histoire d’amour avec Vicky. On s’est rencontré… »
Une seconde d’hésitation pendant laquelle il donnait l’air de fouiller dans sa mémoire. L’assemblée restait tout de même silencieuse comme captivée par le personnage. Ou peut-être terrorisée? Il reprit à peu près là où il s’était arrêté.
« Je ne sais même plus comment nous nous sommes rencontrés et d’ailleurs ce n’est pas le plus important. L’essentiel est que nous sommes tombés l’un sur l’autre. Et béni soit le ciel pour cela? Béni était le ciel? Disons que je ne sais plus. L’essentiel est que la bénédiction est quand même acquise. Je divague. Oui. C’est possible et surtout parce l’exercice est difficile. Me tenir devant vous et vous parler d’elle. Ça peut sembler nunuche mais vraisemblablement, j’ai découvert avec elle qu’il existait une forme d’amour dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Vicky est magnifique. C’est à ce moment que vous vous dites que je ne pourrai pas dire le contraire. Je suis amoureux. C’est vrai. Je ne peux rien prétendre d’autre. Elle est magnifique. Attendez, je vous montre une photo. »
Il sort son téléphone de sa poche. Se sourit à lui même en la voyant en fond d’écran. Son visage se déride. Un soupir collectif s’empare de la salle. Son regard se dirige de nouveau vers eux quand il se remet à parler
» Il me faut descendre de l’autel pour venir vous la montrer à chacun. Je pense que vous n’avez pas cette patience. N’est ce pas? Ou bien qui veut la voir? Levez les mains… Ce n’est pas grave si personne ne veut la voir. C’est mieux! Quelqu’un pourrait aussi la convoiter parce qu’elle est vraiment magnifique. Croyez-moi! Ce n’est certainement pas la plus belle femme du monde. Loin de là. Bien sur qu’on peut en trouver de plus belles qu’elle, même dans cette salle mais son charme…. Son charme? Il vous explose n’importe laquelle des carapaces. C’est comme ça qu’il a explosé mon assurance et toutes mes certitudes. Mais gardons un peu de mesure, ça n’a pas été aussi spectaculaire que le disent mes mots. Ça été lent et foutrement efficace. Carapace craquelée jusqu’à se briser et me laisser totalement livré à elle. Si cela a été aussi simple pour elle de s’installer, c’est parce que l’aimer était aussi simple que m’aimer. Quand je la vois, je me vois et j’avais tendance à lui dire que l’aimer c’est être égoïste. Vicky est comme un miroir. Ah tiens! Vous connaissez cette chanson de Justin Timberlake: Mirrors? On aurait dit que c’est moi qui l’ait écrit pour elle. Et plein d’autres chansons semblent calibrées pour elle. Vous devez être en train de le comprendre… Notre histoire est complètement musicale. Pas seulement parce que nous étions deux gros accrocs à la musique et que je m’amusais au tout début à lui faire une sorte d’éducation musicale mais surtout parce que c’était une ballade. On aurait pu inspirer des centaines de chansons d’amour. Facile! La musique était partout avec nous. Surtout dans sa voix. Quand elle parlait… Grand Dieu! Quand elle parlait, j’étais enchanté. Des fois, à en perdre mon souffle. C’est ce que j’appelais: AVC. Sa manière de répondre au téléphone, un simple ‘allo’ pouvait arrêter mon cœur une seconde. Mais le plus important dans la musique de sa voix c’est qu’en tout temps, elle adoucissait mes mœurs, mes colères et mes peurs. Il suffisait de lui parler et tout semblait aller mieux. Ses silences même étaient pleins de musique. Ils me calmaient, il lui suffisait juste de m’écouter. Musique, musique, musique! On avait l’accord parfait. »
Il inspira profondément.
« C’est ainsi que nous avons vécu les deux dernières années. Presque parfaitement. Bien sûr, quelques rares prises de têtes mais c’est normal. Et nous n’avions même pas la force d’en faire une habitude, trop enivrés de l’un l’autre. Elle, par mes mots qu’elle buvait… Je devais lui dire cent fois qu’elle était belle et une bonne douzaine de fois que je l’aimais dans la même journée. Vous qui venez de passer, contre votre gré, un quart d’heure en ma compagnie, vous pouvez imaginer qu’elle m’entendait beaucoup parler. Quant à moi, j’étais ivre d’elle et par dessus le marché enivré par les effluves de son odeur. Comme si elle portait le parfum de l’amour. Et c’est bien pour cela qu’il me plaisait de lui dire qu’elle sentait le paradis. Elle sentait constamment le paradis, c’était hallucinant. Elle doit même être en train de sentir le paradis au moment où je vous parle. Est ce que vous pouvez imaginer mon sentiment? Être dans une félicité totale quand je suis à ses côtés et respirer l’odeur du paradis? C’est avoir l’impression d’avoir élu domicile dans le jardin d’Éden, si Dieu y vit encore. Excusez moi et mes superlatifs mais tout autres mots ou expressions ne seraient pas assez forts pour traduire ce que c’est qu’être avec elle. »
Certains visages dans l’assemblée s’attendrissaient. De nombreuses personnes commençaient à trouver l’histoire touchante, oubliant par la même occasion la première raison de leur présence dans cette église de Saint Jacques des Deux plateaux. Ils étaient attentifs et maintenant suspendus aux lèvres de Roger.
« Deux ans. Ou presque. À respirer constamment le paradis, à sourire plus qu’il n’en faut et à risquer de mourir d’un arrêt cardiaque à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Deux ans à aimer comme on respire et à jalouser comme on aime parce qu’elle est magnifique et que je n’étais pas le seul à le voir. Votre Michael l’avait vu aussi et il en était fou amoureux. Vous vous demandiez où je voulais en venir avec cette histoire? La voilà la réponse. Michael connaissait Vicky. Michael convoitait ma Vicky. Michael draguait ma Vicky et pour une fois, je crois qu’elle aimait bien qu’il lui fasse son petit numéro.
On sentait la tension s’installer dans sa voix, la colère prendre le contrôle de chaque mot.
J’étais habitué à voir la moitié de la ville tourner autour de ma belle et je savais comment éloigner les menaces les plus sérieuses. Elle était devenue tout pour moi, l’unique raison valable de vivre. Et je ne pouvais laisser aucune personne jouer avec ma raison d’être en vie. Elle semblait l’apprécier un peu plus, lui. Elle m’en parlait. J’ai bien souri tout à l’heure quand la personne avant moi parlait de ses blagues qui ne faisaient pas rire. C’est bien comme ça qu’elle me parla de lui la première fois. Ça devait être très caractéristique chez lui. Il en a fait des folies pour essayer de me la voler. J’aurais été complètement de fou de ne pas en faire pour la garder. Il faudrait être fou de vouloir laisser partir la femme parfaite et faite pour vous. Fou de laisser partir la femme dont on est fou. Alors je l’ai tué. Pas Vicky. Michael… je l’ai tué. »
Un grondement s’éleva dans la salle. Une exclamation commune s’empara de tout ce beau monde. La stupéfaction était bruyante. L’étonnement était paralysant. Les deux personnes chargées du service d’ordre tentèrent de se rapprocher de l’autel pour se saisir de Roger mais il interrompît leur course avec quelques mots dits sur un ton devenu menaçant.
« Vous deux, n’approchez pas. Laissez moi finir. Vous méritez tous de savoir. Personne n’a compris comment un vol de voiture pouvait finir si tragiquement. Le vol de voiture, c’était pour l’histoire officielle, que la famille sache quoi raconter quand on poserait des questions. C’était aussi pour aider tous les chagrinés à avoir une explication. La police et ses enquêtes? Je ne m’en inquiétais pas. Je savais que cette nouvelle mort étrange dans la ville d’Abidjan resterait impunie. Tous s’indigneraient comme cela s’est d’ailleurs passé. Tous se fendraient sur Facebook et Twitter avec de jolis messages et tous passeraient à autre chose 3 jours plus tard. On ne pleure pas un mort plus de 3 jours. C’est ça la triste réalité. Vous, qui êtes là, un an plus tard, je loue votre mascarade. Mais là n’est pas le point, j’ai tué Michael comme 5 autres avant lui. Cinq autres qui devenaient trop proches de mon amour. C’est mon instinct de survie qui m’obligea. C’était eux ou moi. Si elle partait, je mourrais. J’ai choisi de vivre alors j’ai précipité la mort vers chacun d’eux. Michael a été le plus difficile à arrêter. Après l’avoir suivi assidument pendant 3 semaines, j’ai compris ses habitudes et j’ai aussi compris que pour la première fois, Vicky me mentait à cause d’un autre homme. Merci Seigneur, elle ne faisait rien de bien trop répréhensible. Pas un seul geste tendancieux au cours des 7 rendez-vous que j’ai pu observer, elle semblait juste apprécier sa compagnie mais c’était déjà la graine d’un plus gros danger. Alors je l’ai tué. Un soir où il était allé rendre visite à Vicky, après le travail. Il avait tendance à garer dans le trou du cul du diable, un coin sombre à l’abri des regards. Je l’ai attendu là. Il préférait qu’elle ne le raccompagne pas à la voiture sous prétexte que c’était dangereux, j’imaginais. Il avait bien raison. Je l’ai poignardé à sa voiture en étouffant ses cris… »
De nombreux cris effrayés s’élevaient dans la salle. D’onomatopées en expressions « oh mon Dieu », le bruit se généralisait. Les visages étaient dégoutés puis soudain terrifiés quand il sortit de sa poche un couteau en le présentant à la salle
« Le voici le coupable, celui qui a pris la vie de Michael. »
Il brandissait le couteau comme pour dissuader quiconque de se rapprocher de lui et l’empêcher de terminer son histoire.
Reprenant sur son ton ferme
« Il est mort là, pas loin de chez ma Vicky. Mais il fallait que j’ôte à ma belle toute culpabilité de mon acte. Comment se sentirait-elle si on retrouvait le corps de son nouvel ami près de chez elle? Alors, je l’ai transporté dans sa voiture jusqu’à l’endroit où cette demoiselle l’a trouvé. Car figurez-vous qu’il avait l’habitude d’aller retrouver sa petite amie juste après avoir semé le trouble dans l’esprit de la mienne. Je l’ai donc laissé sous un arbre près de chez elle. Et le même soir, j’ai pris l’autoroute du nord avec sa voiture, pour l’abandonner dans le quartier de Dioulabougou à Yamoussoukro, la clé de contact restant accessible au premier voleur avide de gain facile. Je ne sais même pas ce qu’elle est devenue cette voiture. Mais plus elle était loin, plus la thèse du vol de voiture était plausible. Voilà! Le mystère de la mort du fantastique Michael est ainsi levé. Vous n’aurez pas à faire une messe hommage l’année prochaine, pour célébrer les deux ans de sa mort. »
Stupéfaction et terreur se lisaient sur tous les visages. Roger avait arrêté de parler mais l’assemblée était muette, dépassée par les événements. Il reprit soudain la parole:
« Ah, j’oubliais, une dernière chose. L’inscription « MOI SEUL » qu’il avait à l’intérieur de la cuisse gauche. Le petit détail seulement connu des proches puisque je n’en ai pas entendu parler. Ce signe voulait dire que Vicky était à moi seul. A moi tout seul. Je le lui répétais si souvent: « Vicky moi seul. Je tuerais pour toi. Je mourrais sans toi ». Elle ne s’imaginait peut-être pas que c’était au sens littéral. Quant à vous, vous devez aussi vous demander pourquoi après un an de mystère bien maîtrisé, j’en viens à tout révéler devant cinq cents témoins? Bien! C’est parce que je n’ai plus rien à perdre. Plus rien à préserver. Plus aucune raison de vivre. Il y a deux mois, elle m’a quitté, juste comme ça. Du jour au lendemain. Sans raison valable parce que je suis sûr qu’elle ne savait rien elle aussi de toute cette histoire. Elle est partie sans que je puisse la retenir. Et sans elle, je n’ai plus envie de vivre. En fait, depuis deux mois, je suis mort.
Amour passionnel, amour malsain.